Les
militaires américains sont prolixes et se complaisent
à inventer des expressions résumant en quelques
mots des concepts parfois byzantins. Le dernier conflit
afghan n'a certes pas échappé à cette
mode : il a été, entre autres, qualifié
de « special forces centric warfare », expression
soulignant l'importance du rôle que les forces spéciales
y ont joué. Un an après l'ouverture des hostilités,
il devient possible de faire un premier bilan relatif à
l'action de ces unités d'élite dans le domaine
des opérations de combat terrestres.
Opérations
spéciales contre opérations clandestines
Par
la force des choses, ce bilan porte le sceau américain.
Aussi apparaît-il nécessaire d'expliciter en
préalable ce que les militaires de l'Oncle Sam entendent
dès lors qu'ils évoquent les missions accomplies
par les détachements de l'United States Special Operations
Command (USSOCOM). Agents du Special Activities Staff rattaché
à la Central Intelligence Agency (CIA) utilisant
des modes d'action militarisés d'une part, forces
spéciales militaires dépendant de l'USSOCOM
mais agissant en civil d'autre part : outre-Atlantique,
la frontière entre opérations spéciales
et opérations clandestines apparaît en effet
difficile à situer.
Si
l'on se réfère à un arrêté
daté du 24 juin 1992, les attributions du Commandement
des opérations spéciales français comprennent
la planification, la coordination et la conduite des actions
"menées par des unités des forces armées
spécialement organisées, entraînées
et équipées pour atteindre des objectifs militaires
ou paramilitaires". Qui dit « unité des
forces armées » dit opération en uniforme.
A contrario et toujours en France, les opérations
clandestines menées en civil à l'étranger
constituent la chasse gardée des opérationnels
expressément dépêchés par la
Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE). Dans l'esprit de la doctrine française,
la distinction est donc simple à établir :
les opérations spéciales sont menées
en uniforme, les opérations clandestines le sont
en civil.
Aux
Etats-Unis, les « special operations » sont
définies comme pouvant être menées par
des forces militaires ou paramilitaires et peuvent utiliser
des techniques dites « covert » (dissimulation
de l'identité du sponsor), « clandestine »
(dissimulation de l'opération elle-même), «
low visibility » ou « overt ». Contrairement
à ce que stipule la doctrine française, rien
ne s'oppose donc outre-Atlantique à ce que des opérations
extérieures clandestines en civil soient menées
par des unités militaires. Lorsqu'elles sont ordonnées,
de telles opérations tombent prioritairement dans
l'escarcelle du Joint Special Operations Command (JSOC)
dont nous allons maintenant, tant que faire se peut, détailler
l'organisation.
Les
clandestins du Pentagone
Constituant
l'un des cinq grands commandements directement rattachés
à l'USSOCOM, le JSOC a officiellement pour tâches
de prendre en compte la dimension interarmées des
opérations spéciales. Il lui revient en particulier
de mener des études techniques, d'assurer la standardisation
ainsi que l'interopérabilité des matériels
et armements, de planifier et de contrôler les exercices
et entraînements interarmées, et enfin de développer
de nouvelles tactiques. Officieusement, il contrôle
six Special Mission Units (SMUs) qui prennent prioritairement
en compte les missions clandestines notamment dans le domaine
de la contre-prolifération des armes de destruction
massive, lesdites missions clandestines pouvant être
accomplies y compris par des moyens d'action directe, raids
de destruction préventive par exemple. Cela faillit
être le cas en 1996, année au cours de laquelle
l'avis des planificateurs opérationnels du JSOC fut
requis dans le cadre d'une étude d'opportunité
concernant une opération ayant pour but de détruire
un site de production d'armes chimiques libyen en cours
de construction à Tarhunah. Le principe d'un raid
fut cependant écarté suite à une évaluation
des risques.
Parmi
les SMUs contrôlées par le JSOC, seul le 1st
Special Forces Operational Detachment Delta (la «
Delta Force ») a été identifié
avec une quasi-certitude dans la presse ouverte. Les rattachements
des SEAL Team Six (noyé au sein du Naval Special
Warfare Development Group ou DevGru) et d'un Special Tactics
Squadron (le 1st ou le 24th, les sources divergent) apparaissent
avérés ; notons au passage qu'il y aurait
ainsi au sein du JSOC une unité originaire de chacune
des trois armées terre, marine et aviation composant
intrinsèquement l'USSOCOM. S'agissant des trois SMUs
restantes, on en est réduit aux hypothèses
plus ou moins plausibles.
Des
unités très mystérieuses
On
considère généralement qu'il s'agirait
de l'Intelligence Support Activity (ISA) ainsi que d'une
unité d'aviation et d'une unité de renseignement
par moyens techniques respectivement dénommées
de manière générique Joint Aviation
Unit et Technical Intelligence Unit.
Une
unité dénommée Intelligence Support
Activity apparaît avoir existé il y a une vingtaine
d'années. Le rôle que lui attribuèrent
généralement les médias était
de préparer l'arrivée des équipes du
JSOC en zone contrôlée par l'ennemi : prise
de contact avec les sympathisants, repérage des lieux,
renseignement, etc... Aujourd'hui, une unité accomplissant
ce genre de mission au profit du JSOC semble subsister mais
l'on ignore si elle a conservé cette même dénomination.
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Il
a de la même manière existé au sein
des forces spéciales un organisme dénommé
Seaspray dont la raison d'être était de pouvoir
dénicher rapidement mais discrètement tout
modèle d'avion civil nécessaire à l'accomplissement
d'une mission clandestine. Ainsi, le JSOC utilisa notamment
les services de l'unité pour se procurer un Boeing
737 jugé indispensable au réalisme d'un exercice
contre-terroriste. La Joint Aviation Unit pourrait être
une formation issue de Seaspray. Du reste, dans le cadre
du conflit afghan, on aura remarqué l'utilisation
par les forces spéciales américaines d'un
avion de transport léger Let-410 de conception tchèque.
De
plus, deux hélicoptères Mi-17 d'origine russe
ont été utilisés par la Central Intelligence
Agency ; or, les liens entre la CIA d'une part et Seaspray
d'autre part apparaissent avérés : à
sa création, cette dernière fut, pour des
raisons de discrétion, intégrée à
une société écran rattachée
à la centrale de renseignement et ayant pour raison
sociale Aviation Tech Services.
Enfin,
la Technical Intelligence Unit est très probablement
liée au mystérieux programme Special Reconnaissance
Capabilities (SRC) censé combler les lacunes en matière
de développements technologiques relatifs à
cette mission de base attribuée aux forces spéciales.
Ayant notamment bénéficié d'un financement
de 2 millions de dollars sur l'année fiscale 2001,
le programme SRC est destiné à faciliter la
dissémination en temps réel d'un type de renseignement
non précisé que l'on sait seulement ne pas
pouvoir être obtenu par les moyens satellitaires.
Trois informations sont cependant susceptibles de nous donner
quelques indications. Tout d'abord, il existe un poste d'officier
de liaison du National Reconnaissance Office (organisme
américain gérant l'activité des satellites
de reconnaissance) auprès du Joint Special Operations
Command. Ensuite, l'United States Special Operations Command
a délégué auprès de la société
Northrop Grumman un officier responsable du suivi du programme
SRC, lequel officier est accrédité au niveau
TS/SCI (« Top Secret/Sensitive Compartmented Information
»). Enfin, un spécialiste originaire du SEAL
Team Six a été requis pour seconder, au sein
de l'état-major de l'USSOCOM, le responsable technique
du programme en question.
A
l'évidence, le JSOC a trouvé en Afghanistan
un terrain d'opérations à sa mesure, ayant
même été impliqué, en septembre
dernier, dans une polémique visant à déterminer
si oui ou non Ben Laden avait été tué
dans les bombardements de Tora Bora. Mais il est une évidence
: même si l'on peut sans grand risque de se tromper
affirmer que les unités rattachées au Joint
Special Operations Command ont été parmi les
premières à fouler la terre afghane, elles
n'ont cependant pas été les seules.
Forces
spéciales : le Who's Who afghan
Sur
le terrain, la chaîne hiérarchique s'établit
comme suit. Subordonné au général Franks,
CinC CENTCOM (« Commander-in-Chief, Central Command
»), le COMSOCCENT (« Commander, Special Operations
Command, Central Command ») dirige la Combined Joint
Special Operations Task Force Afghanistan divisée
en trois composantes : la Joint Special Operations Task
Force North (JSOTF-N, également dénommée
« Task Force Dagger »), la Joint Special Operations
Task Force South (JSOTF-S, également dénommée
« Task Force K-Bar ») ainsi que la Task Force
Sword. Basée à Khanabad en Ouzbékistan,
la JSOTF-N a principalement été constituée
à partir des moyens du 5th Special Forces Group (Airborne)
américain. La JSOTF-S a quant à elle été
formée à partir d'un détachement SEAL
(« Sea, Air, Land », nageurs de combat du Naval
Special Warfare Command) ; elle a contrôlé
des éléments danois ainsi que des détachements
issus des Joint Task Force Two (JTF2, Canada), New Zealand
Special Air Service (NZSAS, Nouvelle-Zélande) et
Kommando Spezialkräfte (KSK, République Fédérale
d'Allemagne). La Task Force Sword a contrôlé
ou contrôle encore divers contingents provenant du
JSOC ainsi que des Special Air Service et Special Boat Service
britanniques.
D'autres
nations ont ou auraient envoyé sur place des détachements
de forces spéciales ; citons le Grupa Reagowania
Operacyjno Mobilnego (GROM) polonais, la Norvège,
la Russie ainsi que la Turquie. Enfin, les Israéliens
de la Sayeret Matkal se seraient entraînés
avec les équipes du JSOC en vue de pouvoir «
exfiltrer » les têtes nucléaires pakistanaises
afin d'éviter qu'un éventuel conflit ouvert
avec l'Inde ne puisse dégénérer. On
l'aura compris, les Français brillent par leur absence.
Seul les clandestins de la DGSE se sont mis en devoir de
raviver quelques contacts noués auprès de
l'Alliance du nord lors de la lutte contre les Soviétiques.
Quelques hommes des commandos-marine ont assuré la
sécurité du sommet de l'Organisation mondiale
du commerce au Qatar et un Element de liaison et de contact
(ELC) du Commando parachutiste de l'air n°10 (CPA 10)
aurait accompagné un détachement français
d'opérations civilo-militaires. C'est tout.
Les
acteurs ayant été présentés,
passons maintenant à l'analyse de leur prestation.
Un
bilan certes globalement positif
Dans
le cadre de la phase initiale des opérations, les
forces spéciales ont principalement mené des
actions de combat terrestre relatives à deux catégories
de missions-types : l'encadrement d'une force autochtone
et la désignation de cibles au profit de l'aviation.
Elles ont ensuite joué un rôle plus direct
: on a ainsi vu le 22nd Special Air Service Regiment partir
à l'assaut de grottes ou des « Bérets
verts » américains manier le fusil de sniping
lourd Barrett à Tora Bora. Pourquoi une telle réorientation
de l'emploi des forces spéciales ? Tout simplement
parce que, la chute du régime talib une fois acquise,
les objectifs des seigneurs de guerre afghans d'une part
et ceux des forces spéciales de la coalition d'autre
part ont divergé : les premiers ont cherché
à asseoir leur pouvoir tandis que les secondes poursuivaient
le démantèlement de l'organisation al-Qaeda.
On a même vu certains chefs de guerre locaux requérir
un appui aérien américain non pas sur des
poches de résistance des taliban mais sur les forces
de leurs concurrents anti-taliban. Dans ce contexte, les
nations de la coalition, Etats-Unis en tête, ont augmenté
les effectifs de leurs forces spéciales impliquées
dans les combats de manière à se passer autant
que faire se pouvait des supplétifs autochtones.
Quant à la phase de « ni guerre ni paix »
qui prévaut actuellement, il impose aux forces spéciales
de s'impliquer dans des opérations de recherche et
de capture des cadres du régime des taliban et de
l'organisation al-Qaeda.
Ceci
étant rappelé, on peut souligner trois points
positifs
-
Le premier concerne la désignation de cibles au profit
de l'aviation d'attaque, mission que les troupes dépendant
de l'United States Special Operations Command comme de l'United
States Marine Corps semblent parfaitement maîtriser.
Cela n'est nullement une surprise. La principale unité
rassemblant les spécialistes de ce type d'opérations
au sein de l'United States Air Force Special Operations
Command (USAFSOC) est le 720th Special Tactics Group. Or,
l'unité a, ces dernières années, bénéficié
d'une politique volontariste d'expansion : ne comprenant
que deux escadrons en 1997, elle en contrôle actuellement
cinq, soient quatre Special Tactics Squadrons et un Combat
Weather Squadron.
-
Le deuxième point positif concerne la pertinence
organisationnelle des « A Teams », cellule de
base composant les Special Forces Groups. Comprenant douze
spécialistes, ces équipes furent à
l'origine structurées pour entraîner, armer
et mener au combat un effectif autochtone de l'ordre du
bataillon, soit environ 500 hommes, tâche qu'elles
ont accomplie de manière extensive lors du conflit
vietnamien. Presque quarante années plus tard, les
mêmes « A Teams » du 5th SFG(A) ont été
insérés tels quels dans la fournaise afghane
et ont exécuté le même type de missions
sans que leurs structures n'aient pris une seule ride. Tout
juste s'est-on contenté çà ou là
de les renforcer avec des spécialistes de la désignation
de cible appartenant à l'United States Air Force
Special Operations Command, de transmetteurs surnuméraires
(le sergent Nathan Ross Chapman tué en début
d'année à proximité de Khost était
un spécialiste des transmissions habituellement affecté
au 1st Special Forces Group) ainsi que d'un ou deux agents
de la Central Intelligence Agency principalement aux fins
de liaison.
-
Troisième point positif : on peut estimer que les
forces spéciales américaines ont finalement
assez bien réussi à encadrer les chefs de
guerre locaux dans la lutte contre l'organisation al-Qaeda
et contre le régime talib. Elles y ont certes été
aidées : la CIA avait auparavant établi les
contacts et la puissance de suggestion du dollar surtout
lorsque exhibé en grande quantité par les
agents de la centrale a fait le reste. L'aspect financier
de cette « manipulation » était un mal
nécessaire : il y avait obligation de résultat
rapide. Certaines dérives ont cependant été
constatées ; en première analyse, elles peuvent
être attribuées non pas à un manque
de subtilité américain mais à certains
aspects intrinsèques à la culture afghane
auxquels les forces spéciales américaines
ont dû s'accommoder.
...mais
aussi des incohérences qu'il faudra gommer
Le
principal point négatif concerne un problème
déjà évoqué dans le cadre de
ces lignes : la distinction entre opérations spéciales
militaires d'une part et opérations clandestines
menées par les services secrets d'autre part. Se
voyant parfois confier des missions clandestines au sens
français de l'expression, les forces spéciales
américaines n'en étaient pas moins privées
de certaines attributions allant de pair avec leurs responsabilités.
Cette situation est en passe d'évoluer : deux mesures
sont en cours d'étude qui pourraient, si tant est
qu'elles soient implémentées, contribuer à
rapprocher les modes d'action propres au Special Activities
Staff d'une part et aux détachements du JSOC d'autre
part.
La
première de ces mesures concerne le contrôle
des opérations en cours. Jusqu'à présent,
celui-ci étaient strictement assuré par les
cellules spécialisées des commandement régionaux
géographiquement compétents, COMSOCCENT par
exemple. Désormais, certaines opérations relatives
à la lutte contre le terrorisme pourront être
directement pilotées par l'état-major de l'United
States Special Operations Command et ce, quelque soit par
ailleurs la zone géographique à l'intérieur
de laquelle elles se dérouleront. Il est même
question d'aller encore plus loin : le commandement des
forces spéciales pourrait se voir réglementairement
attribuer une zone de responsabilité couvrant partiellement
celle dévolue à l'US Central Command ; elle
engloberait notamment le Pakistan et le Yémen. Deuxième
mesure : les hommes de l'USSOCOM en mission seront désormais
autorisés à manipuler des réseaux d'agents
dans le cadre d'opérations de renseignement humain
alors qu'auparavant seuls les contacts dits informels étaient
officiellement admis.
Un
autre point négatif concerne les aptitudes prêtées
aux hommes de l'USSOCOM à se fondre au sein de la
population en zone de mission, aptitudes principalement
liées à la pratique de la langue, à
la connaissance de la culture mais aussi à l'aspect
physique. Le problème est récurrent, tant
et si bien qu'il fut dans un premier temps envisagé
de le résoudre en recrutant au sein des minorités
présentes aux Etats-Unis : entre 1994 et 2001, la
proportion de ces personnes au sein des effectifs de l'USSOCOM
a progressé de 11,6 % à 15,1 %. C'est insuffisant
: il est désormais envisagé de recruter directement
des personnes originaires du Moyen-Orient pour former ce
qui peut être considéré comme une «
légion étrangère spéciale ».
Le
JSOC, une CIA bis ?
Dans
l'ensemble, les mesures apparaissent être expressément
« taillées » pour faciliter le travail
du JSOC qui, en raison de son expertise acquise en matière
de lutte contre la prolifération des armes de destruction
massive y compris par l'action directe, peut désormais
être autorisé à effectuer des actions
homicides contre des cibles humaines terroristes dans le
monde entier. L'autorisation de contrôler des réseaux
d'agents de renseignement semble cependant liée à
la possibilité récemment reconnue aux détachements
de l'USSOCOM de manipuler de fortes sommes d'argent en liquide.
Cette possibilité avait auparavant été
officiellement déniée pour des raisons très
précises : il faut en effet se souvenir que le rattachement
du SEAL Team Six au Naval Special Warfare Development Group
avait été prescrit dans un climat de malversations
financières. Or, en au moins une occasion dans le
cadre du conflit afghan, l'interdiction pour les forces
spéciales de rétribuer un contact aurait failli
faire capoter une opportunité de récupérer
un stock de missiles Stinger.
Bref,
le JSOC peut dans une certaine mesure être appréhendé
comme étant un organisme quelque peu concurrent de
la Central Intelligence Agency. Peut-être est-ce précisément
pour dissiper le malaise que, dans les pages de Signal Magazine,
le général John Campbell, responsable du soutien
des opérations militaires au sein de la CIA, a tenu
à préciser les rôles respectifs : le
Department of Defense intervient, l'agence assure une permanence
au profit de son plan général de renseignement
et épaule au besoin les détachements de l'USSOCOM
appelés à intervenir.
Quoi qu'il en soit, il est un domaine au sein duquel les
unités spéciales vont, à l'avenir,
constituer un enjeu majeur : celui relatif aux opérations
d'information.
Les
forces spéciales, enjeu d'information
Même
si l'on excepte le cas des opérations spécifiquement
psychologiques, il est évident que l'implication
des forces spéciales dans des opérations d'information
- nous n'utiliserons pas ici l'expression « guerre
de l'information » car présentant un aspect
militaire trop marqué - n'est nullement chose nouvelle.
Il est par contre inhabituel que de telles opérations
aient contribué à soulever un coin du voile
recouvrant pudiquement les activités des 22nd Special
Air Service Regiment britannique et Joint Task Force Two
canadienne.
Outre-Manche,
le SAS est une unité pour le moins discrète,
de ce genre de discrétion qui peut, dans certains
cas, se montrer à l'évidence contre-productive.
Ce constat a initié, au sein de l'establishment militaire
britannique, une polémique : faut-il utiliser la
renommée d'efficacité propre au SAS pour faire
naître dans les rangs ennemis un sentiment de crainte
diffuse ou au contraire s'en tenir strictement à
la sacro-sainte règle du secret absolu ? Pour Londres,
utiliser judicieusement l'information concernant l'unité
a en effet présenté deux avantages. Il devenait
premièrement rentable de jouer sur l'aspect dissuasif
intrinsèque au SAS pour « mettre psychologiquement
la pression » sur les taliban ; l'amiral Sir Michael
Boyce, Chief of the Defence Staff, a du reste admis l'existence
d'une contradiction entre cette possibilité et la
discrétion britannique habituelle en la matière.
Entretenir une publicité autour du phénomène
SAS permettait d'autre part la mise en exergue de l'implication
du Royaume-Uni et, donc, de masquer l'apparente apathie
du Special Boat Service à Bagram. C'est précisément
dans ce contexte qu'a été publié dans
les colonnes du Telegraph un récit faisant état
de la participation d'un escadron opérationnel du
SAS à un combat visant à investir un complexe
souterrain occupé par des combattants de l'organisation
al-Qaeda à proximité de Kandahar. Or, il semble
bel et bien avéré que cette publicité
n'avait d'autre but que de promouvoir la cause britannique
dans le cadre d'une opération d'information à
l'effet soigneusement dosé. Au moment même
où l'on prêtait en effet au Defense Secretary
Geoff Hoon la volonté de révéler les
noms de soldats du SAS promis à une décoration
pour faits de bravoure, le MoD était parallèlement
engagé dans une action judiciaire visant à
empêcher la publication des mémoires de Mike
Coburn, ex-membre du régiment. Parallèlement,
quelques semaines plus tôt, un quotidien londonien,
le Sun, s'était vu sommé de rendre ses ordinateurs
accessibles pour inspection car suspecté de détenir
des informations classifiées s'agissant de l'unité.
Le
cas de la Joint Task Force Two est encore plus édifiant
et résume précisément ce qu'il faut
éviter de faire car ayant induit une cacophonie politique
de mauvais aloi. Le ministre de la défense canadien
Art Eggleton se vit en effet tour à tour reprocher
de ne pas à tout le moins confirmer ou infirmer l'implication
de l'unité puis, ensuite, d'en commettre les spécialistes
hautement qualifiés à de simples opérations
de déminage. Enfin, lorsque le 21 janvier des hommes
appartenant à la JTF2 firent prisonniers des membres
présumés de l'organisation al-Qaeda, l'information
ne fut que tardivement prise en compte par le premier ministre
Jean Chrétien et ce, alors que le statut des prisonniers
en question suscitait polémiques et controverses.
S'agissant
des Etats-Unis, on peut également estimer que la
mise en exergue des opérations spéciales ou
clandestines a bien souvent servi à masquer une apathie
de mauvais aloi médiatique et le cas du raid mené
en octobre 2001 par les 75th Ranger Regiment et 1st Special
Forces Operational Detachment Delta au sud-ouest de Kandahar
est symptomatique. Un mois et demi après les attentats,
l'impatience commençait à poindre dans l'opinion
publique et il importait de faire savoir aux taliban que
l'Amérique n'entendait nullement s'en tenir aux opérations
aériennes. Accessoirement, ce raid permit au général
Myers, président du comité des chefs d'état-major,
de clamer haut et fort que les troupes américaines
pouvaient agir comme bon leur semblait en territoire afghan
sans que les taliban ne puissent s'y opposer de quelque
manière que ce soit.
Et
maintenant
Tout
conflit est porteur de leçons et le conflit afghan
ne fait pas exception à la règle : çà
et là, des mesures commencent à être
prises ou envisagées. S'agissant plus particulièrement
des forces spéciales, la première d'entre
elles concerne le renforcement des moyens d'infiltration/exfiltration.
En France, c'est ainsi une enveloppe de 457,3 millions d'euros
qui a été débloquée en vue de
financer l'acquisition de 13 hélicoptères
Cougar Mk2+, 8 d'entre eux étant destiné au
Détachement de l'aviation légère de
l'armée de terre pour les opérations spéciales.
Aux Etats-Unis, le 160th Special Operations Aviation Regiment
pourrait voir ses moyens aériens considérablement
renforcés pour totaliser 96 MH-60 Black Hawk au lieu
de 69 actuellement ainsi que 72 MH-47 Chinook au lieu de
36. Ces hélicoptères supplémentaires
serviraient principalement à permettre le prépositionnement,
en dehors du territoire des Etats-Unis, de quatre détachements
au lieu de deux. Dernier exemple, celui des Britanniques.
La Defense Security Cooperation Agency américaine
a en effet récemment notifié au Congrès
l'intérêt manifesté par Londres s'agissant
d'un projet d'acquisition portant sur huit MH-47G Special
Operations Chinook Helicopters pour un coût de 535
millions de dollars.
La
deuxième catégorie de mesures concerne les
effectifs. En Australie, le Tactical Assault Group contre-terroriste
sera dédoublé. En France, le 13e Régiment
de dragons parachutistes a été subordonné
à la Brigade de forces spéciales terre au
détriment de la Brigade de renseignement ; à
l'heure actuelle, il est cependant trop tôt pour déterminer
si cette mesure va avoir une incidence réelle sur
les missions de l'unité. Outre-Atlantique, incitations
financières ou recrutement à partir du secteur
civil font partie des mesures d'ores et déjà
mises en œuvre. Enfin, les unités spéciales
de l'United States Marine Corps (USMC) pourrait être
intégrées à l'United States Special
Operations Command. Lorsque réagissant à l'échec
iranien les stratèges américains décidèrent
de revitaliser leurs forces d'opérations spéciales,
les généraux du Marine Corps, plutôt
que de créer de toutes pièces des unités
spécifiques, décidèrent en effet de
mettre sur pied un programme d'entraînement adapté
aux Marine Expeditionary Units qui furent en conséquence
qualifiées Special Operations Capable à partir
de 1986. Cette approche prudente permit à l'USMC
de conserver en propre des capacités spéciales
et ce, face à un Naval Special Warfare Command se
positionnant dans le même créneau. Avec le
temps cependant, les unités spécialisées
rattachées aux Marine Expeditionary Units (Special
Operations Capable) en vinrent à prendre en compte
toutes les missions habituellement confiées aux forces
spéciales de l'USSOCOM à l'exception de l'encadrement
de troupes autochtones en zone contrôlée par
l'ennemi. Cette évolution plaide à l'évidence
en faveur d'un rapprochement pourvu que chacun y conserve
son identité propre.
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Finalement,
ces différentes mesures reflètent une tendance
lourde de l'époque post-Guerre froide : il ne s'agit
plus de s'enterrer dans un immobilisme de bon aloi mais
de faire preuve des capacités nécessaires
à projeter où et quand il le faut des forces
mobiles, puissantes et versatiles composées de techniciens
du combat hautement qualifiés. Ce qui est vrai dans
l'absolu militaire l'est en particulier pour les forces
spéciales qui, contre-terrorisme aidant, sont appelées
à être en première ligne d'un combat
d'ampleur mondiale. Les gourous de la guerre non-conventionnelle
ont encore de beaux jours devant eux.
Forces
spéciales américaines : structures de
commandement
Les
unités de forces spéciales américaines
sont contrôlées par l'United States Special
Operations Command (USSOCOM). Quatre commandements sont
directement subordonnés à l'USSOCOM : l'United
States Army Special Operations Command (USASOC, armée
de terre), l'United States Air Force Special Operations
Command (USAFSOC, armée de l'air), le Naval Special
Warfare Command (NavSpecWarCom, marine) ainsi que le Joint
Special Operations Command (JSOC, interarmées) ;
aucune unité spéciale de l'United States Marine
Corps (USMC) n'est subordonnée à l'USSOCOM.
Ce dernier assure le contrôle hiérarchique
direct des forces d'opérations spéciales basées
sur le territoire continental des Etats-Unis. Lorsque les
unités sont en mission, elles sont dirigées
par le commandant en chef de théâtre d'opérations
unifié géographiquement compétent.
Pour l'aider dans sa tâche, le CinC (« Commander-in-Chief
») de théâtre dispose d'un Special Operations
Command (SOC) intégré à son état-major.
Les unités spéciales impliquées dans
le conflit afghan sont ainsi dirigées depuis le Special
Operations Command Central Command (SOCCENT).
Texte
: Jean-Jacques Cecile